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L’Éden cinéma

© Jean-Louis Fernandez

Texte Marguerite Duras – mise en scène Christine Letailleur – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses.

L’action se passe en Indochine dans les années 1920. La mère, Marie Donnadieu, ancienne institutrice du nord de la France perd son mari trop tôt et reste seule avec ses deux enfants, Joseph, vingt ans et Suzanne, seize ans. Forte personnalité, elle joue du piano à l’Éden cinéma de Saigon pendant dix ans pour arrondir ses fins de mois. Ses enfants font son portrait et racontent, debout à l’avant-scène. C’est sur ce récit que débute le spectacle, avant que la mère n’apparaisse au piano, accompagnant les images de films muets projetés sur écran.

Avec ses quelques économies et après de multiples démarches auprès de l’administration, la mère acquiert une concession. Faute de pot-de-vin laissé à la Direction générale du cadastre, la concession s’annonce vite incultivable car les grandes marées du Pacifique détruisent chaque année ses cultures. Elle entreprend alors la conception de barrages qu’elle va s’acharner à construire et reconstruire pour protéger son bien, jusqu’à la faillite et le bord de la folie. Elle entraine dans sa chute sa famille et les paysans-constructeurs à qui elle avait promis un avenir radieux. Et pourtant, les enfants aiment leur mère, figure-totem obsédante, ici interprétée par Annie Mercier. Duras dit son attachement à cette mère par les mots suivants : « Ma vie est passée à travers ma mère, elle vivait en moi jusqu’à l’obsession… Je ne crois pas que je me sois remise depuis le jour où, il y a pas si longtemps, nous nous sommes quittées… »

C’est cette lutte insensée et cette détermination que décrit en 1950 Marguerite Duras dans Un Barrage contre le Pacifique, où elle dénonce la corruption de l’administration coloniale et le colonialisme dans tous ses abus : « À ce moment-là en Indochine française, pour avoir une concession fertile il fallait la payer deux fois. Une fois, ouvertement au gouvernement de la colonie, une deuxième fois, en sous-main, aux fonctionnaires chargés du lotissement… »  Elle parle aussi de ses premiers émois, ses premiers désirs. Elle revisite ensuite cette œuvre autobiographique sous forme de théâtre, sous le titre Éden cinéma. Claude Régy monta la pièce en 1977 au Théâtre d’Orsay, avec Madeleine Renaud dans le rôle de la mère, Bulle Ogier dans celui de Suzanne, Jean-Baptiste Malartre était Joseph.

Christine Letailleur s’intéresse depuis longtemps à Marguerite Duras, elle avait mis en scène en 2012 Hiroshima mon amour, tiré du scénario écrit par l’auteur pour Alain Resnais, en 1959. Hiroshi Ota et Valérie Lang en étaient les interprètes. On retrouve aujourd’hui dans L’Éden cinéma Hiroshi Ota qui tient le rôle de M. Jo, fils d’un riche spéculateur possédant des plantations de caoutchouc, follement amoureux de Suzanne et qui lui offre un gros diamant – qui s’avérera plus tard ne pas être à la hauteur estimée. Suzanne en joue et l’éconduit tout aussi follement, mettant en avant la valeur des choses, de manière très frontale et calculée. La brutalité coloniale là encore s’invite car en Indochine, une blanche ne pouvait fréquenter un local – autrement dit, un indigène – sans être montrée du doigt. Dans le cas de Suzanne, sa mère pousse au mariage, tandis que le père de M. Jo déshériterait son fils s’il se mariait. Et la cruelle idylle tourne court. Dans tous les cas Marguerite Duras est collée à son frère et le montre suffisamment, de manière provocante. Dans la vie réelle, Duras avait deux frères auxquels elle était attachée, nés à un an d’écart. Pierre, l’ainé, préféré de la mère et s’octroyant beaucoup de droits, Paul, le plus jeune, que Suzanne adorait. Dans le roman comme dans la pièce, Suzanne n’a qu’un frère, Joseph, omniprésent et auquel elle est littéralement collée, probablement la synthèse de ses deux frères. « Je cherche Joseph, mon petit frère. Mort. Que d’amour… » dit-elle, à plusieurs reprises. Puis Joseph rencontre une femme à L’Éden cinéma et s’apprête à partir. Avant, il se raconte à Suzanne : « Carmen me dit qu’il faut oublier la mère, qu’il faut nous rendre libres de cet amour, qu’il vaut mieux n’importe quel mariage… Mais elle, la quitter, la fuir, cette folle… ce monstre dévastateur la mère… Qu’est-ce qu’elle a fait croire aux paysans de la plaine ? Elle a détruit la paix de la plaine. » Joseph parti, ruinée, vaincue, après avoir tout tenté pour vaincre le Pacifique, la mère se détache de tout, la famille se défait. Une lettre, qu’elle avait rédigée quelques jours avant sa mort à l’attention des agents cadastraux, avait été retrouvée : « Cette lettre n’est jamais parvenue aux agents cadastraux de Kampot. Elle a été retrouvée près du corps de la mère avec la dernière mise en demeure du cadastre de Kam… »

Il y a trois parcours dans la pièce de Duras, celui de chacun des protagonistes : la mère, monolithique sur sa chaise, redoutable, combattante, abusive, rude et violente parfois avec Suzanne – interprétée par Annie Mercier, à la voix grave et à la présence perçante et glaciale ; Joseph, qui fait fonction de pater familias avant de trouver l’énergie de s’enfuir – Alain Fromager habite ce personnage versatile ; Suzanne, comme une petite musique, effrontée et provocatrice dans ses apprentissages amoureux, déplacée quand elle erre dans Saigon : « Je suis perdue. Ma robe me fait mal, ma robe de putain. Mon visage me fait mal ; mon cœur… Je n’ai plus de mère. Je n’ai plus de frère ; je vais tomber morte de honte… » – Caroline Proust tient le rôle et se glisse avec fluidité dans l’identité de la jeune fille de seize ans autant que dans celle de la femme plus mature et donne à son/ses personnage(s) une fragilité, autant qu’une intensité.

La complexité du passage au plateau pour mettre en scène L’Éden cinéma vient du fait que, dans le texte, les enfants passent par plusieurs époques, plusieurs âges. Ils sont enfants et adolescents, ils sont aussi adultes. Marguerite Duras l’écrit sous forme de voix de Joseph, voix de Suzanne, là où se construit le récit. Elle vient aussi de la disparité des lieux puisqu’on se trouve dans la plaine, dans le bungalow, au bord de la mer ou dans les rues de Saigon. La scénographie est ici judicieuse, un grand podium central sur lequel se trouve le bungalow, frontal, et en même temps très vietnamien, espace polyvalent aux portes coulissantes et translucides qui donne beaucoup de liberté dans les représentations et l’imaginaire des espaces (scénographie signée Emmanuel Clolus et Christine Letailleur, lumières Grégoire de Lafond et Philippe Berthomé).

Artiste associée au Théâtre national de Strasbourg après l’avoir été au Théâtre national de Bretagne, Christine Letailleur assure mise en scène et direction d’acteurs avec doigté et talent. Son travail est exigeant et soigné, on le connaît entre autres par ses mises en scène des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (2016) et de Baal de Bertolt Brecht (2017). Les auteurs et textes qu’elle choisit la placent sur des chemins de rigueur et de réflexion. Elle s’empare aujourd’hui de l’histoire de vie de Marguerite Duras – sous les traits de Suzanne –  qui, en deux textes de factures différentes, revient sur sa jeunesse en Indochine et un parcours, souvent douloureux.

Brigitte Rémer, le 25 avril 2022

Avec : Alain Fromager, Annie Mercier, Hiroshi Ota, Caroline Proust – scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur – lumières Grégoire de Lafond, avec la complicité de Philippe Berthomé – son Emmanuel Léonard – vidéo Stéphane Pougnan – costumes Elisabeth Kinderderstuth – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat

15 au 23 avril 2022 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, Paris – En tournée : 10 au 14 mai, Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence – 20 mai, Châteauvallon-Liberté, Toulon. Site : www.theatredelaville.com – www.tns.fr – www.fabriktheatre.com

Les Liaisons dangereuses

© Brigitte Enguerand

© Brigitte Enguerand

Texte de Pierre Choderlos de Laclos – Adaptation et mise en scène Christine Letailleur.

Entre ses obligations militaires et les villes de garnison qu’il traverse, le capitaine d’artillerie Laclos se met à l’écriture. Il publie en 1781 Les Liaisons dangereuses, roman épistolaire, et l’œuvre fait scandale. Elle met en vis à vis Madame de Merteuil, marquise et non moins courtisane et le Comte de Valmont, duo d’anciens amants qui, de théâtralité en compétitivité, se révèle diabolique.

Calculs et petites vengeances, manipulations et machinations, subtile initiation, le catalogue de leurs jeux libertins semble inépuisable. C’est Merteuil qui mène la danse, faisant preuve d’une fertile imagination pour arpenter les labyrinthes du désir et de la séduction. Dominique Blanc – avant de rejoindre la troupe de la Comédie Française – l’interprète comme une reine, glissant dans ses somptueuses robes allant du bleu profond au gris moiré, passant par le rouge vif comme dans l’arène, avec une sorte d’autorité évidente. Elle joue et se joue de Madame de Merteuil, froidement calculatrice, avec une grande fluidité et Valmont, Vincent Pérez, exécute, jusqu’au point de rupture, et lui emboîte le pas dans une sorte de sauvagerie amusée.

Leurs proies se nomment Cécile de Volanges, (Fanny Blondeau) jeune novice sortie des ordres qui trompant la vigilance de sa mère – qui avait pour elle d’autres projets – et manipulée par Merteuil, est initiée au plaisir érotico sexuel jusqu’à la nymphomanie, par Valmont ; Mme de Tourvel (Julie Duchaussoy) se refusant à Valmont-Don Juan avant de s’en éprendre follement et jusqu’à en mourir après le dévoilement de la supercherie ; M. Danceny (Manuel Garcie-Kilian) timide professeur de musique et ex amoureux de Cécile, joker de cette partie de poker menteur dans les mains de Merteuil, qui se vengera en provoquant Valmont en duel.

Les Liaisons dangereuses selon Christine Letailleur, ce sont trois heures de spectacle non stop, des plans machiavéliques et des conquêtes qui placent les deux sexes en concurrence et en opposition ; ce sont des pactes opaques entre les deux protagonistes qui tiennent le monde dans leurs mains, se jouent des sentiments et de la vie des autres ; c’est l’idée de venger les femmes, mission que se donne Madame de Merteuil, habile manipulatrice y compris avec ses amies dont Mme de Rosemonde, tante de Valmont.

On est dans le monde du paraître et de la bonne réputation, des rapports de force, de la destruction et de l’autodestruction, de la cruauté. Courtiser, désirer, parier, déjouer, guetter, attendre et écrire sont les paraboles vers l’infini des personnages. Des lettres passent de mains en mains, le poids des mots en ajoute au mensonge. Au final, les deux protagonistes se déclarent la guerre, et la chute est brutale : Valmont est tué en duel et Madame de Merteuil perd son aura et sa féminité sous les huées générales. La morale serait-elle sauve ? Les trois-quarts du spectacle ne le laissait guère à penser et la fin déroute, l’écheveau est dévidé. Fin du cynisme. La scénographie reconstitue avec intelligence une maison de maître, ses espaces suggérés, ses portes dérobées, son escalier menant aux chambres et jouant entre le visible et le caché. Les lumières dessinent les espaces intérieurs.

Les Liaisons dangereuses ont prêté à de nombreuses adaptations dont le film de Roger Vadim tourné en 1959 – dans lequel Jeanne Moreau interprétait Madame de Merteuil et Gérard Philipe Valmont – et au théâtre celle qu’en a faite Heiner Müller en 1987 sous le titre Quartett, monté par les plus grands metteurs en scène – dont Bob Wilson en 2006. Artiste associée au Théâtre national de Bretagne depuis 2010, au Théâtre national de Strasbourg depuis un an, Christine Letailleur sert avec talent cette entreprise pleine de soufre et de complexité, comme elle sait mettre en scène avec la même précision des auteurs aussi différents que Duras, Feydeau, Kleist, Labiche, Platon, Sade, Töller ou Wedekind.

Brigitte Rémer, 15 mars 2016

Avec : Dominique Blanc, Fanny Blondeau, Stéphanie Cosserat, Julie Duchaussoy, Manuel Garcie-Kilian, Vincent Perez, Guy Prévost, Karen Rencurel, Richard Sammut, Véronique Willemaers – Scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur – lumIères Philippe Berthomé en collaboration avec Stéphane Colin – costumes Thibaut Welchlin assisté d’Irène Bernaud – son Manu Léonard – maquillages Suzanne Pisteur – coiffures Clémence Magny – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat.

Du 2 au 18 mars 2016 – Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75001 – Métro : Châtelet – Site : theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77 – En tournée : du 23 au 25 mars Théâtre national de Nice, du 29 au 31 mars Théâtre de Cornouaille, Quimper. Le texte de l’adaptation de Christine Letailleur est édité aux Solitaires Intempestifs.